Perspectives de genre en entrepreneuriat : Regards croisés et enjeux de société
Mobiliser une perspective de genre en entrepreneuriat pourrait laisser préjuger d’un positionnement exclusif dans le champ de l’entrepreneuriat des femmes. S’il est vrai que ce champ a largement intégré le concept du genre et ses théories, il a aussi conduit à en restreindre les implications à la seule réalité des femmes entrepreneures (Foss et al. 2014 ; Marlow et Martinez Dy, 2018 ; Nelson et Constantinidis, 2017). Or, adopter un regard genré peut ouvrir bien d’autres portes en entrepreneuriat, en amenant à revoir nos postulats, à problématiser autrement nos objets de recherche, à affiner notre compréhension de phénomènes complexes, à considérer nos résultats sous de nouveaux angles, et à ouvrir de nouvelles questions et pistes de recherche en lien avec les enjeux et changements sociétaux contemporains (Calas et al. 2009 ; Marlow et Martinez Dy, 2018). Le concept de genre est différent du sexe biologique, et peut se définir comme le sexe socialement construit. Il renvoie notamment aux constructions sociales qui établissent des différences entre hommes et femmes en termes de rôles, de statuts, de compétences, ou de comportements attendus, dans une société donnée. Ces constructions sociales du genre peuvent être multiples, et varient selon l’époque, les régions du monde, les cultures ou les groupes sociaux considérés.
En 2013, dans leur article publié dans Academy of Management Annals, Jennings et Brush concluent que « la contribution la plus fondamentale de la recherche en entrepreneuriat des femmes se situe dans la reconnaissance et la démonstration que l’entrepreneuriat n’est pas un phénomène neutre sur le plan du genre » (p. 681). Dans cette lignée, des travaux ont récemment invité la communauté scientifique en entrepreneuriat, au sens large, à se saisir des approches de genre pour penser différemment les phénomènes à l’étude (Holmquist et Sundin, 2020 ; Nelson, 2020). L’idée centrale est de sortir de la conception que les problématiques de genre ne concernent que les femmes entrepreneures, idée prédominante dans le champ jusqu’ici. L’activité entrepreneuriale prend place dans des contextes familiaux, sociaux, éducationnels, médiatiques, politiques, juridiques, financiers, etc., qui constituent autant de systèmes où prévalent des croyances, des valeurs et des normes en termes de genre. Ces contextes façonnent ce qu’est ou peut être un.e entrepreneur.e (ou non), ce qu’incarne (ou non) l’entrepreneuriat dans nos sociétés, et la manière dont les activités et comportements entrepreneuriaux y prennent place.
Dans le cadre de cette 9ème édition des Journées Georges Doriot, nous invitons les chercheur.e.s de diverses disciplines à « chausser les lunettes du genre » pour requestionner leurs objets de recherche en entrepreneuriat, et développer des perspectives critiques, nouvelles et originales sur ceux-ci. Les approches de genre recèlent un potentiel encore inexploré pour appréhender de grands enjeux de société, et s’avèrent particulièrement pertinentes à mobiliser au regard des
grands changements sociaux et environnementaux.
Ainsi, les thèmes à explorer sont multiples et variés. Une voie prometteuse de recherche, encore peu explorée, consiste à interroger la façon dont le genre influence les réalités des hommes entrepreneurs. Par exemple, dans leur travail publié dans Organization Studies, Byrne et ses collègues (2019) mettent en lumière différents types de masculinités et de féminités, et la manière dont celles-ci contribuent ou non à asseoir la légitimité d’hommes et de femmes en tant que futur.e.s PDG. Des travaux peuvent aussi explorer l’entrepreneuriat en lien avec diverses identités de genre (Perez-Quintana et al. 2017 ; Radu-Lefèbvre et al. 2021). Un autre sujet potentiel concerne la manière dont les croyances en lien avec le genre influencent le fonctionnement et la performance des équipes entrepreneuriales ou des couples d’entrepreneur.e.s (Cerqueti et al. 2020 ; Marlow et Martinez Dy, 2017).
A un autre niveau d’analyse, de nombreuses études ont démontré le rôle clé joué par la famille dans le processus entrepreneurial. Or, les dynamiques de genre occupent une place centrale dans les familles, que ce soit dans les relations de couple, les relations entre parents et enfants, ou encore entre frères et sœurs (Franco et Piseti, 2020). Quels impacts sur les activités et le succès entrepreneurial ? Quelle évolution au cours du temps, en lien avec les changements de valeurs au sein de nos sociétés ? Quelles réalités entrepreneuriales spécifiques au sein des familles non nucléaires (familles monoparentales, familles recomposées, familles élargies…), de plus en plus nombreuses ? Les entreprises familiales constituent également un objet de recherche à part entière à explorer sous l’angle du genre (Madison et al. 2021 ; Nelson et Constantinidis, 2017).
L’influence du genre est aussi largement présente dans les relations que les entrepreneur.e.s développent avec leurs parties prenantes, ainsi que dans les modèles d’affaires et structures organisationnelles mises en place. Comment les stéréotypes sexués affectent les relations que les hommes et femmes entrepreneur.e.s entretiennent avec les intermédiaires du financement, et de quelle manière cela influence l’acquisition de ressources financières, la création et la croissance des entreprises ? (Crane, 2022 ; Tonoyan et Strohmeyer, 2021). Les critères utilisés par les organismes subventionnaires sont-ils neutres du point de vue du genre, et sinon, comment peut-on les rendre plus inclusifs ? Quelle est l’efficacité des mécanismes de quotas ou d’autres politiques incitatives sur la mixité et la diversité des conseils d’administration ? Quels sont les effets sur la gouvernance des petites et moyennes entreprises ? (Bruna et al. 2019 ; Hartmann et Carmenate, 2021).
A un niveau plus macro, il est aussi possible de s’interroger sur la manière dont le genre façonne de grandes institutions en lien avec les enjeux en entrepreneuriat. Par exemple, quel rôle jouent les attentes différenciées envers les filles et les garçons dans le système éducatif sur les intentions entrepreneuriales ? Les programmes d’éducation en entrepreneuriat sont-ils neutres du point de vue du genre ? (Epstein et al. 2022 ; Tegtmeier et Mitra, 2015). Comment les femmes et les hommes entrepreneur.e.s sont représenté.e.s dans les médias ou dans les discours politiques, et avec quelles influences sur le terrain ? (Ahl et Nelson, 2015 ; Wheadon et Duval-Couetil, 2019). Les liens entre genre et entrepreneuriat social sont également une ligne de recherche particulièrement intéressante au regard des enjeux sociaux et environnementaux actuels (Clark Muntean et Ozkazanc-Pan, 2016). Par exemple, dans quelle mesure l’entrepreneuriat social contribue à changer, ou au contraire à perpétuer les relations de pouvoir présentes entre pays du Nord et du Sud, et avec quel impact sur les politiques d’égalité entre femmes et hommes ?
Ces pistes de recherche ne constituent que quelques exemples illustratifs du potentiel que représentent les perspectives de genre pour l’entrepreneuriat. La liste est loin d’être exhaustive. Nous encourageons donc les auteurs et autrices à proposer d’autres thématiques originales, au croisement de leurs objets de recherche et des perspectives de genre en entrepreneuriat. Toutes les formes et méthodologies de recherche sont les bienvenues (analyses quantitatives, études comparatives, approches qualitatives, ethnographiques, dispositifs de recherche-action ou de recherche-création, études de cas, etc.). Cette 9ème édition des Journées Georges Doriot se veut également ouverte à des contributions en français et en anglais, afin de créer des ponts entre les deux communautés.
Enfin, cette 9ème édition renoue avec une tradition des débuts, en accueillant les contributions issues du monde de la pratique professionnelle en entrepreneuriat. Ces contributions peuvent prendre la forme de témoignages, de conférences, de tables rondes, de partage d’expériences ou autre. Les contributions mixtes entre chercheur.e.s et praticien.ne.s sont fortement encouragées. Ces regards croisés, issus des mondes francophone et anglophone en entrepreneuriat, et des mondes de la recherche et de la pratique entrepreneuriales, nous permettront d’enrichir notre compréhension des phénomènes et processus entrepreneuriaux, et collectivement, de mieux répondre à la complexité des enjeux et défis sociétaux actuels.